Bienvenue à ce premier article biographique sur notre site. Pour moi, il est essentiel de mettre en perspective la vie d’un individu et son œuvre. Cela va au-delà du débat sur la dissociation entre l’artiste et son art, surtout lorsque l’éthique de l’artiste est plus que douteuse malgré des créations appréciées. Des exemples comme Roman Polanski ou Louis-Ferdinand Céline illustrent bien ce point, mais là n’est pas notre propos.
Je suis convaincu que l’étude et la connaissance de la biographie d’un individu permettent souvent une compréhension plus profonde et précise de sa philosophie, de ses idéaux et de son profil. Cela nous offre une mise en perspective enrichissante.
Dans mon premier article sur ce site, intitulé COGITO, j’ai mentionné un individu qui suscite toute mon admiration et mon respect : Giordano Bruno. Il m’a donc semblé évident de vous présenter ce personnage brillant, qui a inspiré des penseurs comme Spinoza et qui a fait preuve d’un courage et d’une détermination exemplaires.

Filippo Bruno naquit le 1er janvier 1548 à Nola (Royaume de Sicile). Son nom fut changé en Giordano Bruno à ses 14 ans lorsqu’il entra dans l’ordre des dominicains, une pratique courante à cette époque. Issu d’une famille modeste (son père était un simple soldat), il fit dès son plus jeune âge la démonstration d’une vive intelligence et d’une curiosité débordante pour le monde qui l’entourait. Son entrée chez les dominicains du couvent de San Domenico Maggiore (Naples) lui permit d’acquérir une solide éducation, notamment en philosophie, en théologie bien sûr, et en sciences naturelles.
Une anecdote nous indique le libre penseur qu’il fut assez tôt : il retira du mur les images saintes de sa chambre pour ne garder que le Crucifix. L’un des éléments qui le distingua rapidement en ce couvent fut sa mémoire prodigieuse, sa passion pour la lecture abordant des sujets comme la mnémotechnique (discipline qu’il affectionnait particulièrement et qui fut l’objet de certains de ses ouvrages), la cosmologie, la physique, la philosophie, la théologie et la magie.
Malgré ses conflits récurrents avec ses supérieurs dus à ses idées novatrices et surtout à son esprit critique et analytique, il fut ordonné prêtre en 1572, à l’âge de 24 ans.
Mais 4 ans plus tard, en 1576, il fut accusé d’hérésie pour la première fois, pour avoir défendu l’arianisme (une doctrine chrétienne considérée comme hérétique qui remettait en cause la « divinité » de Jésus-Christ, remettant de fait en question la Trinité (Père, Fils, Saint-Esprit)) et également pour avoir lu des textes d’Érasme (Érasme de Rotterdam (1466-1536) – interdit par l’église).
Suite à cette accusation, Bruno quitta Naples pour Venise, puis Genève en 1579, où il se convertit alors au calvinisme (protestantisme) et enseigna à l’université. Mais son installation à Genève ne dura pas. Bruno publia un pamphlet critique sur le cours d’un professeur de philosophie renommé (Antoine de La Faye), relevant 20 erreurs de cette leçon. Il fut donc accusé de diffamation, arrêté et forcé à se rétracter, après quoi il fut excommunié de l’Église calviniste. Ce conflit l’obligea à quitter Genève en août 1579.
Cet événement illustre la libre pensée de Bruno mais aussi sa façon peut-être un peu trop directe et conflictuelle de présenter ses idées.
Il quitta donc Genève pour Toulouse où il obtint un doctorat en théologie et enseigna à l’université pendant 2 ans, enseignant entre autres l’œuvre d’Aristote.
Il s’installa ensuite à Paris en 1581, où il gagna la faveur de Henri III, impressionné par ses talents mnémotechniques et son érudition. Il en fit son lecteur royal, titre honorifique d’excellence. Ce témoignage de Henri III envers Giordano Bruno le protégea temporairement, lui permettant de continuer son travail et de publier son premier ouvrage qu’il dédia à Henri III, De Umbris Idearum (Des ombres des idées) et Ars Memoriae (L’art de la mémoire), la seconde partie de l’ouvrage. Consacré à la mnémotechnique, Umbris Idearum aborde ce domaine de façon théorique, tandis que Ars Memoriae décrit des exercices pratiques de son application.
Bruno quitta Paris pour Londres en avril 1583.
Il fut accueilli par Michel de Castelnau, ambassadeur de France, et resta à l’ambassade. Il donna des cours et conférences à Oxford (juin – août 1583) et publia plusieurs œuvres majeures en italien :
- La Cena de le Ceneri (Le Banquet des Cendres) – 1584
- De la causa, principio et uno (De la cause, du principe et de l’un) – 1584
- De l’infinito, universo e mondi (De l’infini, de l’univers et des mondes) – 1584
- Spaccio de la bestia trionfante (L’expulsion de la bête triomphante) – 1584
- Cabala del cavallo pegaseo (La Cabale du cheval pégaséen) – 1585
- De gli eroici furori (Des fureurs héroïques) – 1585
Ces œuvres exposent ses idées cosmologiques, philosophiques et même sociologiques.
Ces ouvrages remettent en cause, de façon révolutionnaire, les croyances de l’époque et dans de nombreux domaines. Mais comme à cette époque tout était instruit par l’église, Bruno entretint les dissensions et la colère de cette dernière. Ennemi dangereux et puissant, il en fit la mortelle expérience. Point de liberté de paroles en cette trouble période. En octobre 1585, il retrouva temporairement la France pour participer à un débat public au Collège de Cambrai. Ces débats furent particulièrement animés. Les idées révolutionnaires de Bruno, telles qu’un univers infini ou des mondes multiples, étaient aux antipodes des savoirs et « connaissances » de l’époque. Ces débats et les tensions qui en découlent illustrent le climat intellectuel de l’époque, marqué par l’opposition d’un vieux monde représenté par la scolastique (la théologie) et la philosophie aristotélicienne (compatible avec la scolastique).
En 1586, départ pour l’Allemagne, comme souvent dans la vie de Bruno, provoqué par les tensions générées par l’expression libre de ses idées. Il s’installa temporairement à Mainz puis Wiesbaden. Sous la protection de l’archevêque-électeur de Mainz, Wolfgang von Dalberg, il put continuer d’exposer ses idées lors de conférences publiques. Cette période en Allemagne fut relativement plus calme pour Bruno, lui permettant de développer et d’affiner ses idées et recherches.
En mars 1588, suite à des changements politiques, il quitta l’Allemagne pour Prague, alors capitale de l’Empire romain germanique sous le règne de l’empereur Rodolphe II. Comme à son habitude, l’intelligence et la culture de Bruno lui permirent de se mettre sous la protection de l’empereur, connu pour son intérêt pour les sciences occultes, l’alchimie et l’astrologie. Bruno dédia un de ses ouvrages à l’empereur, Articuli centum sexaginta adversus mathematicos – 1588 – que l’on pourrait traduire par « Cent soixante articles contre les mathématiciens », un nouvel ouvrage polémiste et critique.
En 1588 toujours, il retourna en Allemagne, à Helmstedt précisément, où il put enseigner à l’université. L’église luthérienne locale l’excommunia en octobre 1589, sans grande surprise. En 1590, il s’installa temporairement à Francfort-sur-le-Main afin de superviser l’impression de trois ouvrages en latin :
- De triplici minimo (Du triple minimum) : un traité sur la notion de minimum en géométrie, physique et métaphysique.
- De monade (Sur la monade) : qui explore le concept de monade, une unité fondamentale de l’être dans la philosophie de Bruno.
- De immenso (Sur l’immensité) : qui aborde son idée de l’infinité et de l’univers, concept central de sa cosmologie.
Ces trois ouvrages furent notables dans sa bibliographie.
Il quitta ensuite Francfort-sur-le-Main en acceptant l’invitation d’un certain Giovanni Mocenigo, qui le reçut à Venise en août 1591. Mocenigo attendait de Bruno un enseignement approfondi sur l’art de la mémoire et la magie… Il espérait alors acquérir des connaissances « secrètes » et des pouvoirs magiques, mais Bruno se concentra sur l’enseignement de sa philosophie et de la mnémotechnie. Grande frustration pour Mocenigo, incapable de comprendre la complexité de ces études. S’attendant à des résultats rapides et spectaculaires avec peu de travail, Mocenigo cultiva pour Bruno une forte rancœur et une grande frustration. Naturellement, des conflits suivirent et, aidé par la pression sociale et religieuse, Mocenigo dénonça Bruno à l’inquisition.
Il fut arrêté le 22 mai 1592 chez Mocenigo à Venise et fut emprisonné. S’ensuivirent plusieurs « interrogatoires » de mai à juillet 1592. Initialement, Bruno se montra relativement coopératif, espérant probablement une issue favorable. Mais il fut transféré dans les geôles du Palais du Saint-Office à Rome. Son procès débuta en 1593 et fut inhabituellement long puisqu’il dura pas moins de 7 ans…
Durant cette période de conditions difficiles (on parle quand même de l’Inquisition), il lui fut proposé de nombreuses fois de se rétracter et de reconnaître ses « torts », mais fidèle à son caractère, il refusa. Il indiqua même au moment de sa condamnation : « Vous avez peut-être plus peur de prononcer cette sentence que moi de l’entendre. » Il fit montre de courage et d’abnégation jusqu’au bout en refusant de regarder un crucifix au moment de sa condamnation et en disant « Je meurs martyr volontaire. »
Les actes complets du procès n’ont pas, à ma connaissance, été retrouvés.
C’est nu et bâillonné qu’il fut conduit au bûcher le 17 février 1600 à Campo de’ Fiori à Rome. Brûlé vif, sa mort est pourtant décrite comme paradoxalement stoïque par les témoins d’alors.
L’Église, fidèle à sa pratique de l’autodafé, fit brûler les œuvres de Bruno sur la place publique.
Le 9 juin 1889, une statue de bronze fut placée à l’endroit même de son exécution. Œuvre du sculpteur Ettore Ferrari, également homme politique et libre penseur, ce monument, symbole de la liberté de pensée et de l’opposition aux dogmes et à l’obscurantisme religieux, fut financé grâce au soutien international de défenseurs de la résistance à l’oppression intellectuelle dans sa globalité.
L’Église, bien entendu, essaya par tous les moyens d’empêcher ce projet.
Aujourd’hui, chaque 17 février, ce lieu est le théâtre de commémorations en souvenir du courage, de la liberté et de l’intelligence de Giordano Bruno.
Une plaque figure sur cette statue : « À Bruno, le siècle qu’il avait prédit – ici où le bûcher brûla. »
