Je ne suis pas du genre à idolâtrer, car j’ai souvent été déçu lors de mes recherches approfondies sur des individus. Il est très rare, en effet, de ne trouver dans le parcours d’un homme aucune incohérence ou d’aspects peu reluisants. Spinoza n’est pas de ceux-là.
J’ai lu Spinoza sur le tard, mais je me souviens précisément de ce moment qui, j’ose le dire, a changé ma vie. J’avais, pensais-je, réussi à découvrir quelques vérités par moi-même, mais je les ai toutes trouvées sublimées par Spinoza.
Spinoza n’était pas philosophe de métier, comme nous le verrons, mais comme nous le verrons aussi, ceux qui, pour moi, ont fait avancer la philosophie ne l’étaient pas. On le juge souvent complexe à comprendre, mais si l’on y prend le temps, il ne l’est pas. Son argumentaire est long, mais organisé de telle façon que si l’on se montre patient et attentif à ses raisonnements, alors une vérité lumineuse et rassurante nous attend. Il est possible de bien vivre sans connaître Spinoza, mais c’est un gain de temps et de sérénité qui devrait être enseigné à tous.
J’espère de tout cœur vous le faire aimer autant que moi.
…

Il y a des philosophes qui construisent des systèmes comme des cathédrales gothiques, pleines de recoins sombres et de gargouilles inquiétantes, utilisant des mots compliqués ou en inventant même parfois. Et puis il y a Baruch Spinoza, qui construisait sa philosophie comme on taille un diamant : avec une précision géométrique, une clarté cristalline, et une beauté qui vous coupe le souffle. Cet homme, qui gagnait sa vie en polissant des lentilles (ce qui causa sa mort), a passé sa courte existence à polir les concepts les plus fondamentaux de la philosophie occidentale, révélant leur véritable éclat sous l’encrassement des préjugés et des superstitions.
Un juif qui dérange dans l’Amsterdam du XVIIe siècle
Baruch Spinoza naît en 1632 à Amsterdam, dans une famille de marchands juifs portugais qui avaient fui l’Inquisition. Son prénom, Baruch, signifie « béni » en hébreu – une ironie du sort quand on sait qu’il sera maudit par sa propre communauté. À l’époque, Amsterdam est un havre de tolérance relative, un creuset cosmopolite où les idées circulent plus librement qu’ailleurs en Europe. Mais même dans cette ville marchande relativement ouverte, certaines vérités restent dangereuses à dire.
Le jeune Baruch reçoit une éducation juive traditionnelle solide, apprenant l’hébreu, l’araméen, et étudiant la Torah et le Talmud. Mais très tôt, son esprit curieux et méthodique ne se satisfait pas des réponses toutes faites. Il apprend le latin (langue de la science et de la philosophie) et découvre les œuvres de Descartes, qui révolutionnent alors la pensée européenne. C’est le début d’une aventure intellectuelle qui le mènera aux confins de la métaphysique.
Le grand excommunié de 1656
Le 27 juillet 1656, Spinoza a 23 ans lorsque retentit dans la synagogue d’Amsterdam une malédiction d’une violence inouïe. Le jeune homme est frappé du “herem”, l’excommunication majeure, prononcée avec une solennité terrible : « Maudit soit-il le jour, maudit soit-il la nuit ; maudit soit-il quand il se couche, et maudit soit-il quand il se lève ; maudit soit-il quand il sort, et maudit soit-il quand il rentre… »
Que s’est-il passé ? Les registres de la communauté restent mystérieusement vagues sur les raisons exactes de cette excommunication. Officiellement, on parle d’opinions abominables et de « monstrueux blasphèmes ». En réalité, le jeune Spinoza a probablement exprimé des doutes sur l’immortalité de l’âme, sur l’origine divine de la Torah, ou sur la providence divine – autant d’hérésies insupportables pour une communauté soudée par des siècles de persécutions.
L’anecdote veut que, quelques années plus tard, un fanatique tente d’assassiner Spinoza à la sortie d’une synagogue, lui infligeant une blessure au couteau. Le philosophe gardera précieusement son manteau troué, comme un rappel permanent de ce que coûte la liberté de penser. « Regardez, dira-t-il en montrant l’accroc, jusqu’où peut aller la haine de la vérité. »
L’artisan-philosophe de La Haye
Chassé de sa communauté, Spinoza change de prénom – Baruch devient Benedictus, même signification mais en latin, et s’installe à La Haye. Pour survivre, il apprend le métier de polisseur de lentilles optiques, un artisanat d’une précision extrême qui convenait parfaitement à son tempérament méticuleux. Il devient rapidement l’un des meilleurs opticiens d’Europe, ses lentilles étant recherchées par les savants du continent, notamment Christian Huygens, le grand physicien hollandais.
Cette activité manuelle n’est pas anecdotique : elle révèle quelque chose de profond chez Spinoza. Comme il polit ses lentilles pour révéler la perfection de leur forme géométrique, il polit ses concepts philosophiques jusqu’à leur donner une clarté et une nécessité mathématiques. « L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses », écrira-t-il, formule sublime qui résume toute sa méthode.
Le philosophe vit modestement, presque chichement. Ses repas se composaient souvent d’un bol de bouillie d’avoine au beurre et d’un verre de bière. Lorsque ses hôtes s’inquiètent de cette frugalité, il répond avec ce sourire ironique qui le caractérise : « Il n’est pas nécessaire de vivre, mais il est nécessaire de bien vivre. » L’homme qui révolutionnait la métaphysique occidentale déjeunait d’un bout de pain et de quelques cerises !
L’Éthique : une géométrie des passions humaines
L’œuvre maîtresse de Spinoza, l’Éthique, est un ovni dans l’histoire de la philosophie. Imaginez : un traité de morale démontré selon l’ordre géométrique, avec des définitions, des axiomes, des propositions, des démonstrations et des corollaires, comme s’il s’agissait du théorème de Pythagore ! Cette présentation austère cache en réalité l’une des pensées les plus révolutionnaires et les plus libératrices de l’Occident.
Spinoza part d’une intuition fulgurante : il n’y a qu’une seule substance dans l’univers, qu’on peut appeler indifféremment Dieu ou Nature (Deus sive Natura). Cette substance unique se décline selon une infinité d’attributs (de réceptacles) , dont nous n’en connaissons que deux : l’étendue (le monde physique) et la pensée (le monde mental). Nous ne sommes pas des âmes immortelles prisonnières de corps mortels, comme le croyait Platon, mais des « modes » transitoires de cette substance éternelle.
Cette vision, d’une beauté et d’une cohérence saisissantes, dynamite littéralement la métaphysique traditionnelle. Plus de dualisme entre l’âme et le corps, plus de transcendance divine, plus de finalité dans la nature. Tout est immanent, tout est nécessaire, tout est éternel sous un certain rapport. « Les hommes se trompent en ce qu’ils se croient libres », écrit Spinoza avec sa brutalité coutumière. « Cette opinion consiste uniquement en ce qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leurs appétits, et qu’ils ignorent les causes qui les déterminent à vouloir et à désirer. »
Le génie de la psychologie des passions
Mais Spinoza n’est pas qu’un métaphysicien abstrait. Il est aussi le plus fin psychologue de son époque, celui qui a le mieux compris les ressorts secrets de l’âme humaine. Sa théorie des affects est d’une modernité saisissante. Selon lui, nous sommes tous mus par un effort fondamental pour persévérer dans notre être (conatus). Cet élan vital se décline en joie quand notre puissance d’agir augmente, en tristesse quand elle diminue.
L’amour ? « Une joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. » La haine ? « Une tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. » L’espoir ? « Une joie inconstante née de l’idée d’une chose future ou passée de l’issue de laquelle nous doutons en quelque mesure. » Avec cette précision d’horloger, Spinoza démonte les mécanismes de nos passions, révélant leur logique implacable.
Et sa solution pour échapper à l’esclavage des passions ? Non pas les réprimer (ce qui ne ferait que les renforcer) mais les comprendre. « Une passion cesse d’être une passion sitôt que nous en formons une idée claire et distincte. » C’est tout le programme de la sagesse spinoziste : transformer nos passions aveugles en affects actifs par la connaissance vraie.
L’ami des grands esprits de son temps
Malgré sa réputation sulfureuse, Spinoza entretient une correspondance suivie avec les plus grands savants de son époque. Leibniz lui rend visite en secret, fasciné et effrayé par ses idées. Huygens le consulte sur des questions d’optique. Le médecin danois Niels Stensen (le futur saint Niels Sténon !) tente de le convertir au catholicisme dans une lettre touchante où il avoue avoir été troublé par ses arguments.
L’anecdote la plus savoureuse concerne sa rencontre avec Condé, le grand général français, pendant la guerre de Hollande. Le prince, curieux de rencontrer le philosophe dont on murmurait le nom dans les salons parisiens, l’invite dans son quartier général. Spinoza accepte, au grand dam de ses voisins qui voient d’un mauvais œil cette fraternisation avec l’envahisseur. À son retour à La Haye, une foule hostile l’attend. Que fait notre philosophe ? Il sort calmement de chez lui et déclare : « Mes amis, je sais ce que vous pensez de moi. Mais sachez que je puis vous prouver que, dans les circonstances présentes, j’ai agi en parfait patriote. » Et il rentre chez lui sans qu’on l’inquiète davantage. L’autorité naturelle de la vérité…
Le Traité théologico-politique : un pavé dans la mare
En 1670, Spinoza publie anonymement son “Traité théologico-politique”, une bombe à retardement qui va faire scandale dans toute l’Europe. Pour la première fois dans l’histoire occidentale, un philosophe soumet les textes sacrés à une analyse critique rigoureuse, comme s’il s’agissait de documents historiques ordinaires.
Moïse auteur du Pentateuque ? Impossible, démontre Spinoza, puisque le texte raconte sa propre mort ! Les prophètes inspirés directement par Dieu ? Allons donc, ils s’adressaient au peuple en fonction de leur époque, de leur culture, de leur imagination. Les miracles ? Des événements naturels mal compris par des esprits superstitieux.
Cette exégèse révolutionnaire vise un but politique précis : fonder la tolérance religieuse sur des bases rationnelles. Si les religions ne sont que des expressions historiques et culturelles de vérités éternelles accessibles à la raison naturelle, alors pourquoi se quereller à leur sujet ? « Le but de l’État n’est pas de transformer les hommes d’êtres raisonnables en bêtes ou en automates, mais au contraire de faire en sorte que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions. »
Les dernières années : la sagesse d’un homme libre
Les dernières années de Spinoza sont celles d’un homme qui a atteint cette sérénité que sa philosophie promettait. Il vit simplement, entouré de quelques amis fidèles, polissant ses lentilles le matin, rédigeant son œuvre l’après-midi, conversant le soir avec ses hôtes, la famille Van der Spyck, de braves luthériens qui l’hébergent sans partager ses idées mais en respectant sa droiture.
Il refuse les honneurs : l’université de Heidelberg lui offre une chaire de philosophie qu’il décline poliment. « Je ne sais pas dans quelles limites la liberté de philosopher devrait être circonscrite pour que je ne paraisse pas vouloir troubler la religion publiquement établie », écrit-il au prince électeur. Belle leçon d’indépendance intellectuelle !
Sa santé se dégrade. La poussière de verre inhalée pendant des années de polissage a attaqué ses poumons. Le 21 février 1677, à 44 ans seulement, Baruch Spinoza s’éteint paisiblement, après avoir conversé avec son médecin de l’immortalité de l’âme. Ses derniers mots, rapportés par son hôte, résument toute sa philosophie : « Il faut que l’homme sage vive comme s’il était éternel. »
L’héritage du « chien crevé de la philosophie »
Pendant plus d’un siècle, Spinoza reste le philosophe maudit de l’Europe. Voltaire lui-même, pourtant peu tendre avec l’orthodoxie religieuse, le traite de « chien crevé de la philosophie ». Ses œuvres circulent sous le manteau, copiées à la main, lues en secret par une poignée d’esprits libres.
Il faut attendre le romantisme allemand pour que sa pensée ressuscite. Goethe le vénère, Hegel le salue comme un précurseur, Schopenhauer reconnaît en lui un génie. Au XXe siècle, il devient l’un des philosophes les plus étudiés et les plus admirés. Einstein lui-même se réclamait du « Dieu de Spinoza », cette Nature éternelle et nécessaire que révèlent les lois de la physique.
Un homme droit dans un monde tordu
Ce qui frappe le plus chez Spinoza, au-delà du génie philosophique, c’est la parfaite cohérence entre sa pensée et sa vie. Cet homme qui prêchait la liberté spirituelle a payé de sa personne pour l’incarner. Excommunié, menacé, calomnié, il n’a jamais transigé avec ses convictions, jamais cherché les accommodements faciles.
Sa correspondance révèle un être d’une droiture exceptionnelle, capable d’une ironie avec ce qu’il faut d’humour. À un correspondant qui lui reproche son athéisme, il répond : « Celui qui me connaît sait assez que je ne sépare jamais Dieu de la Nature. » À un autre qui l’accuse d’immoralité, il rétorque : « Je ne prétends pas avoir trouvé la meilleure philosophie, mais je sais que je conçois la vraie. »
Cette rectitude morale n’exclut pas l’humanité. Spinoza aime rire, jouer avec les enfants de ses hôtes, regarder les araignées se battre (il pariait même sur l’issue du combat !). Il collectionne les anecdotes plaisantes et ne dédaigne pas une bonne plaisanterie. Cet homme qui démontrait la nécessité universelle gardait un cœur d’enfant.
La leçon spinoziste : penser par soi-même
Que nous enseigne aujourd’hui ce polisseur de lentilles hollandais ? D’abord, que la vérité n’appartient à personne en particulier, qu’elle se conquiert par l’effort personnel de la pensée. Spinoza n’a jamais fondé d’école, jamais eu de disciples au sens strict. Il préférait former des hommes libres, capables de penser par eux-mêmes.
Ensuite, que la philosophie n’est pas un jeu de société pour intellectuels désœuvrés, mais un art de vivre, une thérapie de l’âme. « Le sage ne craint rien autant que de vivre en vain », écrivait-il. Sa philosophie est une propédeutique au bonheur, un manuel pratique de sagesse pour hommes et femmes en quête de liberté véritable.
Enfin, que la tolérance n’est pas un vague humanisme sentimental, mais une exigence rationnelle. Si nous sommes tous des expressions singulières de la même Nature éternelle, comment justifier la haine de l’autre ? « La haine ne peut jamais être bonne », proclame l’Éthique. Formule simple, révolution copernicienne.
L’actualité d’un classique
À l’heure où les fanatismes de toutes sortes ensanglantent encore le monde, où les passions tristes – peur, haine, ressentiment, dominent le débat public, la leçon spinoziste garde une actualité brûlante. Ce philosophe du XVIIe siècle nous apprend à désarmer la violence par la compréhension, à transformer nos affects destructeurs en forces créatrices, à construire notre liberté sur la connaissance de nos déterminations.
Baruch Spinoza n’était pas un saint – il se serait d’ailleurs moqué de cette canonisation posthume. C’était simplement un homme libre dans un monde d’esclaves, un être droit dans une époque tordue, un esprit lumineux dans un siècle de ténèbres. En somme, ce que chacun de nous peut aspirer à devenir, avec un peu de courage et beaucoup de patience. Car comme il le répétait volontiers en souriant : « Tout ce qui est beau est difficile autant que rare. », mon grand-père disait pour sa part que : “ Les arbres qui poussent le plus vite sont ceux qui tombent en premier” 🙂 .
Le philosophe qui polissait les lentilles nous a légué la plus belle des leçons : apprendre à voir clair. Dans le monde, dans les autres, et d’abord en nous-mêmes. N’est-ce pas là le plus précieux des héritages ?